PRIX WEPLER - FONDATION LA POSTE 2002
la selection
Dominique Barbéris, Les Kangourous, Éditions de l’Arpenteur
Thierry Beinstingel, Composants, Éditions Fayard
Philippe Besson, L’Arrière-saison, Éditions Julliard
Grégoire Bouillier, Rapport sur moi, Éditions Allia
Nicole Caligaris, Barnum des ombres, Éditions Verticales
Éric Chevillard, Du Hérisson, Éditions de Minuit
Eugène Ebodé, La Transmission, Éditions Gallimard
Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture, Éditions Corti
Dany Laferrière, Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ?, Éditions Le Serpent à plumes
Jean-Marc Lovay, Asile d’azur, Éditions Zoé
Marcel Moreau, Corpus Scripti, Éditions Denoël
Richard Morgiève, Ce que Dieu et les anges, Éditions Pauvert
Simon Nizard, Les Mains de Fatma, Éditions Maurice Nadeau
Vincent de Swarte, Lynx, Éditions Denoël
Christine Spianti, Au large de Venise, Éditions Maurice Nadeau
LE LAURÉAT
Marcel Moreau - Corpus Scripti, Éditions Denoël
LA MENTION SPÉCIALE
Thierry Beinstingel - Composants, Éditions Fayard
Les Discours
Marie-Rose Guarnieri
marcel moreau
Je vous avais concocté un petit hourrah de derrière les fagots. Vous avez dû le constater : hourrah est une exclamation qui se meurt, dans l’indifférence générale. Elle n’est pas la seule, parmi les sonorités nées des relations quasi incestueuses entre le souffle et la salve, à périr ou dépérir ainsi, atteintes par une maladie affectant leur musicalité même. La consommation abusive des décibels de merde, à notre époque, n’arrange pas les choses. Elle nous rend sourds à l’intime résonance de certains mots n’ayant que le tort de ne pas participer de la cacophonie ambiante et dont la mode décrète qu’ils ont fait leur temps. Ils n’ont d’autre choix que de disparaître, le plus souvent sans bruit, à la suite d’une longue insonorisation. Le cimetière lexical en est plein, de ces vocables de vieille souche artisanale et par surcroît propitiatoire, victimes d’une sorte d’eugénisme subtil, appliqué à leur élimination. J’ai dit « cimetière ». En fait, il s’agit plutôt de fosses communes. Leur silence, effrayant, nous donne la mesure de l’importance de la perte, pour l’ouïe, ou ce qu’il en reste, après occupation de l’acoustique par les poids lourds de l’onomatopée. Dois-je vous rappeler que hourrah nous vient des Cosaques, ce qui est quand même une garantie de tonitruance épique, dans le registre des époumonements exempts de slogans, et d’expectoration. Aujourd’hui, hourrah se voit évincé par bravo, youpie, chauffe Marcel, ou alors par ouaah, ouaaah. Si en ce moment, je m’écriai hourrah Pierre, Denis, Marie-Rose, Florence, Emmanuelle, Isabelle, hourrah Etc., nombreux seriez-vous à vous demander quelle mouche m’a piqué. Effectivement, j’aurais été piqué par une mouche d’origine cosaque, elle-même en voie d’extinction. Pour tout vous avouer, je m’adonne, du côté de mes fonds de gorge, à l’élevage de petits hourrahs, n’ayant plus de cosaque que le souvenir que j’ai de mes exultations infantiles à la vue d’une genou de nymphe, ou d’une tournure de phrase laissant deviner un peu de sa région pubienne, à travers une gaze transitoire, dans un livre déconseillé aux moins de seize ans. Mes petits hourrahs, eux, en guise de merci, se murmurent confidentiellement à l’oreille de ceux et de celles auxquels je me sens redevable de quelque ivresse profonde et durable. Ce soir, je vous remercie tous. Certes, je préférerais vous remercier chacun en particulier, mais il faudrait pour cela que mon élevage de petits hourrahs s’accrût du don d’ubiquité, ce qui n’est pas vraiment le cas. Car les temps ne sont pas durs que pour le pouvoir d’achat, ils le sont également pour les élans de reconnaissance et les superlatifs qui vont avec. Mon vocabulaire a beau être fourni, sur ce chapitre, il se trouve dans l’obligation de modérer ses dépenses en effusions. Les nécessiteux qui me lisent me comprendront. Pour ce qui est des nantis, dont le cœur ne bat que pour la Bourse et les dividendes, ils ne me lisent pas, ce qui leur évite de penser que leur misère morale est plus grande que la difficulté que j’éprouve à distribuer équitablement, en manière de gratitude, la richesse sensorielle que me vaut, par exemple, votre présence ici.
Le lexique est facétieux, il fait rimer parfaitement banque et saltimbanque. Cela ne donne pas pour autant au contenu de ces mots un air de famille. Heureusement me reste l’Amour qui, jusqu’à preuve du contraire, échappe à la paupérisation. J’entends l’amour des mots, évidemment, dont dépend si souvent que l’amour humain soit un pari osé sur l’absolu ou tout juste, hélas, une affaire de tombola. Aimer les mots, y compris les gueux, les sans-abri, les laissés-pour-compte, et davantage en possédé qu’en dilettante, c’est, j’en fais chaque jour l’expérience, maintenir en état d’inflammation signifiante la morsure charnelle du dépassement de soi, pour prix d’un essentiel à vivre. Longtemps, je fus correcteur. C’est un métier qui fit de moi l’obscur serviteur de cette cause humanitaire mal connue qui consiste à soulager de ses souffrances la population en haillons d’une prose privée de ses droits élémentaires au style et au chant. Cette forme d’amour des mots a eu probablement le mérite de me rappeler que les passions auxquelles sont en proie la plupart des individus se situent au-delà de la mécanique et de la chimie à quoi prétend les réduire le discours dominant. Car dès lors que les mots nous pénètrent par tous les pores comme autant de corps désirables écumant notre corps biologique en posture de concupiscence, c’en devient un langage galbé, frissonnant, sudoripare, sexué, ayant pour effet de multiplier en nous les zones érogènes et jusqu’aux occasions qui s’offrent à notre âme romantique de joindre la délicatesse de ses sentiments à l’impudeur des pulsions lascives. C’est alors que l’orgasme qui s’ensuit fait toujours un peu figure d’innovation, dans le domaine des quêtes d’éternité n’excédant pas quelques secondes.
Le corps écrivant, lui, est en quelque sorte un prolongateur de coups de foudre. En ce sens, on peut parler d’un rythme inexorable. Si j’ignore d’où il me vient ce rythme, je sais que là où il va et m’entraîne, il y a de l’inattendu et de l’inclassable dans l’air. Quelque chose d’océanique, disons une lame de fond, semble vouloir me libérer des ancrages de la dialectique et recommencer à ses roulis et tangage la navigation à vue du livre en train de se faire. Cela n’exclut pas le doute, bien au contraire, mais en l’occurrence le doute ne tient pas en place, il tressaute, il s’ébroue, il bondit. Donc, rien à voir, cette dynamique, avec ce que l’on appelle l’accélération de l’histoire, laquelle n’est jamais que le passage à la vitesse supérieure des forces de l’avoir, dans leur projet, funeste entre tous, de laisser loin derrière les forces de l’être. Il n’y a pire que cette accélération de l’histoire. À la cadence de ses faux progrès et idolâtries du profit pour seuls ressorts, elle précipite le crépuscule de toute civilisation qui aurait le mauvais goût de s’y conformer.
Quand ce corps n’écrit pas, il est la plus lourde des masses encombrantes et presque inamovibles, interdite d’allégresse. Au plus bas de sa rythmique, il voit tout en noir et le pessimisme que lui inspire l’évolution du monde semble alors participer de la langueur lugubre des spleens inconsolables. Par bonheur, il écrit beaucoup, à perdre haleine, et si possible dans le sillage d’une créature chérie dont la volte-face lui collera délicieusement à la peau. J’ai de la chance : mon écriture danse. N’exagérons rien, elle patauge en lévitation. De toute façon, mes mots dansent mieux que le corps démantibulé qui les écrit. Très peu pour eux, les accroupissements syntaxiques, et les affalements sous le fardeau d’une grammaire s’étant par trop gavée de sucreries. Quand je dis « danse », peut-être ne s’agit-il que d’un mouvement infatigable et oscillatoire de l’acte d’écrire, impulsé par le corps lui-même, à ce point possédé de mots que ses usures et disgrâces le sont aussi. D’où l’incapacité où je me trouve de répondre clairement à la question « comment va ta santé ? », puisque, pour le coup, j’ignore de quelle santé on me parle, si c’est celle, poussive, de mon vieillissement d’homme, ou si c’est celle, primesautière, de mes trépidations d’écrivain. Comme elle est étrange, cette écriture : elle n’est jamais plus intenable que lorsqu’elle devance d’une incarnation les symptômes avant-coureurs de ma chute finale. Ainsi, pas plus tard qu’hier, j’ai vu certains de mes mots, du moins les plus alertes d’entre eux, s’essayer au Sacre du printemps. C’était idiot de leur part : ils n’ont même pas le sens de la chorégraphie. De ce Sacre, ils ne réussiront qu’à jeter sur le papier le brouillon illisible, dans un grand enchevêtrement de suffixes et d’allitérations. C’était pétulant, mais à l’arraché, étant donné les ratures, les biffures, les repentirs. Autre genre : tous les jours, aux aurores, des phrases entières, hirsutes, insomniaques se font la courte échelle, dans mon demi-sommeil. La plus haute sonne fort. Elle m’annonce, entre tocsin et buccin, qu’il est temps que je me lève. Je me lève. Il est 5 h. Mes mots sont très très matinaux, ils n’aiment rient tant que poindre, poindre, poindre. Les entrailles du langage et celles du corps écrivant ont cela en commun qu’elles donnent de la poigne à la chose dite ou à dire, surtout à son contenu. Ce soir, la poigne a du cœur au ventre. L’émeut le fait que vous vous soyez déplacés si nombreux pour entendre et voir à quoi peut bien ressembler un déhanchement du sens des mots dans la vie organique d’un bipède comme les autres. Je ne suis pas loin de penser qu’en ce moment mes mots ont le feu aux articulations. Ce qui est sûr, c’est que leur enthousiasme a des fourmis dans les jambes, de grosses fourmis un tantinet cosaques, après tout, pourquoi pas ? Peut-être est-ce le même enthousiasme que le dictionnaire Furetière, en 1693, définissait ainsi : une fureur prophétique ou poétique, à quoi j’ajoute « affective ». Je vous dois, ce soir, d’éprouver cet enthousiasme à l’ancienne. Il ne se fera pas facilement oublier. Il se conjugue d’ores et déjà, en ce qui me concerne, au futur intérieur… Je vous salue bien et vous souhaite une belle nuit, étoilée d’écriture, pas la mienne, non, non, la vôtre, celle de tout votre être, jetant bas ses non-dits.