Fête de la librairie indépendante 2025
Faites entrer l’infini
Préface de Marie-Rose Guarnieri
Il a fallu presque trente-cinq ans de vie au milieu des livres d’une librairie pour élucider la vie intense qui s’ouvrait à moi, et à nous tous, dans ce lieu…
A travers l’ouvrage offert cette année, j’aimerais m’interroger avec vous : pourquoi les librairies dans nos villes ne sont-elles pas des commerces comme les autres ? Où les libraires puisent-ils leur stupéfiante endurance dans leur aventure professionnelle ? Comment sommes-nous fascinés par « l’Eldorado » des mots d’écrivains ?
Ouvrir chaque matin cette ruche et vendre des livres ne se réduit pas à une simple monnaie d’échange. J’ajouterais que nous sommes hantés par une incessante « chercherie » boiteuse, une soif d’en savoir plus chaque jour, de trouver le livre caché, absent, pas encore lu…
Nous, libraires, extravaguons entre le réel économique et l’idéal d’une mission que nous voulons honorer.
Aujourd’hui encore, grâce à mes précieux partenaires Antoine Gallimard et ses orfèvres du livre, le Centre National du Livre, la Sofia, le conseil régional Île de France, Actes sud et Thierry Magnier. Ensemble nous tenons à créer cette journée, portée par six cent cinquante libraires indépendants !
Notre intention est de vous dévoiler autrement la réalité rugueuse de ce métier déraisonnable mais surtout de vous parler du feu, des azurs de cette profession…
En effet, nous vivons au-dessus de nos moyens, à la lisière des vivants et des morts, précipités dans le mystère de ce qui se dérobe, captivés par un au-delà d’horizons qui recule sans cesse.
Classer avec ferveur chaque livre par ordre alphabétique sur les étagères nous remet en ordre intérieurement et nous procure un apaisement indéfinissable. Tous les libraires en témoigneront, lorsque nous éteignons les lumières, le soir, que les turbulences entre nous et les livres s’évanouissent, nous recevons un cadeau : le salut de chacun des auteurs qui, toute la nuit, poursuivent sans nous leurs conciliabules insondables. Et souvent, comme les montagnards tout juste parvenus au sommet d’une montagne, nous demeurons quelques minutes émerveillés, gratifiés après tous les efforts de la journée par ce spectacle semblable à un ciel d’une grande beauté.
D’un regard, nous embarquons pour un voyage fictif où tout nous fait signe : les logos, les couleurs, l’écriture, la peinture, les visages, les noms, les titres… Comme l’écrit René Char
« Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. »
Ce métier comporte une contrainte par corps puisque nous sommes en apparence assignés à une adresse fixe. Pourtant, on apprend à se délester et à devenir un voyageur sans bagage dans le monde. La parution de nouveaux livres aux titres évocateurs, les demandes qui nous font bondir comme une balle de tennis d’un rayonnage à l’autre, les jaillissants patronymes d’écrivains, tout cela dérègle, irrigue, convoque notre vocation d’explorateur. Mais cette vie immobile aiguise avec le temps une hypersensibilité qui transfigure nos perceptions et nous permet parfois de pousser cette « porte d’ivoire et de corne » dont parle Homère. Elle ouvre un pèlerinage vers l’au-delà en additionnant à notre savoir-faire un savoir sentir.
Cet ouvrage ne vous parle pas de fantômes de pacotille en drap blanc, de revenants comme Puck dans Le songe d’une nuit d’été de Shakespeare mais plutôt de l’esprit d’une personne qui se manifeste aussi longtemps qu’on le désire…
La voix des écrivains, inscrite dans leurs livres, demeure pour les lecteurs bien vivante, elle continue d’inspirer, d’éclairer, de faire battre éternellement nos cœurs.
A travers ces cinq variations, notre geste a été d’évoquer cette mystérieuse «revenance » littéraire qui nous invite à une contemplation, une rêverie, un voyage imaginaire, un déplacement fictif nous acheminant vers la plus profonde province du dedans…
Je tiens à saluer et remercier les artistes et intellectuels qui ont participé à ce périple éditorial.
L’auteur, acteur et metteur en scène Gabriel Dufay a conçu pour nous une subtile anthologie autour des fantômes en descellant des textes moins connus de son « poète boussole » Robert Desnos, qui aima les fantômes plus que tout, jusqu’à en devenir un lui-même…
Antoine Ginesy a « robinsonné » dans Paris afin de célébrer quelques plaques commémoratives parisiennes, signalant des lieux où ont vécu les écrivains. Leurs inscriptions sont l’âme, la mémoire irremplaçable de nos villes…
Claire Morel éveille notre attention en relevant scrupuleusement, à travers un travail artistique aigu, une mystérieuse présence fantomatique à laquelle on ne prête pas toujours attention dans les livres : celle des dédicaces d’écrivains.
Daniel Sangsue nous offre sa magnifique érudition grâce à son histoire des fantômes dans la littérature.
Enfin, Vahram Muratyan ouvre l’immensité du ciel des librairies en composant quelques constellations dansantes d’écrivains. Depuis nos étagères, si vous prêtez l’oreille, vous entendrez leurs ineffables musiques…
A vous qui recevez ce livre, nous aimerions vous exprimer combien nous tous, libraires, sommes très émus d’être les confidents privilégiés des lecteurs qui mènent une double vie dans les librairies, poursuivant un chemin secret de livre en livre…
Nous vous souhaitons de déployer une plus forte présence au monde en trouvant des passages secrets pour converser ailleurs, réjouis par le plus fidèle des amis : un livre.
Faites entrer les fantômes !
Préface d’Antoine Gallimard
Le mot « fantôme » est un terme de bibliothécaire et d’archiviste : il désigne cette fiche, placée dans les rayonnages d’une bibliothèque ou au sein d’une liasse de documents, signalant qu’un ouvrage ou un feuillet en ont été extraits, à fin de consultation, d’emprunt ou de restauration… Il est la trace discrète laissée par un professionnel consciencieux ; mais il désigne aussi, en creux, la multitude au sein de laquelle la disparition d’un volume ou d’un feuillet peut si aisément et si longtemps passer inaperçue. Ce fantôme ne dit pas grand-chose de la pièce à laquelle il se substitue ; mais il en dit long sur le soin qu’on y porte et sur son caractère unique. Aussi une bibliothèque peuplée de fantômes n’est-elle pas nécessairement un château hanté, mais bien un lieu fréquenté par des lecteurs, bien à leur tâche ! Le nombre de fantômes comme mesure d’audience : joli paradoxe !
Mais passons aux choses sérieuses, c’est-à-dire aux histoires de « vrais » fantômes ! J’ai sous les yeux le si beau livre de Nathacha Appanah que la collection Folio a publié en 2016 : Petit Éloge des fantômes. Un recueil de nouvelles baignées de culture hindoue, où l’auteure de Tropique de la violence imprègne ses lecteurs de la présence réelle des morts dans leurs vies – jusqu’à évoquer leur résistance à devenir des objets de littérature. Un comble ! Le fantôme est ici une figure du deuil impossible, du deuil déraisonnable (celui qui ne veut pas se confondre avec l’oubli) – et non la présence en ce monde du paranormal, du bizarre. Les morts sont là, ils vous réveillent dans la nuit, ils frappent à nos portes-souvenirs et font grincer nos mémoires-planchers. « Je sors dans la lumière du jour », fait dire Nathacha Appanah à l’une de ses héroïnes qui a perdu sa sœur dans une vague-submersion au Sri Lanka, « et j’aime à penser que s’il y a des yeux à chaque fenêtre, ils verront deux femmes marchant côte à côte. L’une d’elle a une robe bleue et visage vague. L’autre sourit. »
À la manière de notre chère romancière mauricienne, de livre en livre (et cela ne date pas d’aujourd’hui), les écrivains ne cessent de nous dire que la réalité et l’imaginaire, l’invisible et le visible, le tangible et l’évanescent, ont partie liée. Qu’ils ont, chacun, leur densité. Qu’il n’y a pas à distinguer entre ces deux registres de l’existence, même si leur « coexistence » nous terrorise et contredise les histoires trop simples qu’on raconte sur la vie.
Les fantômes ont ainsi perdu peu à peu de leurs attributs classiques ; et l’effroi et le frisson ne sont plus les seuls modes sur lesquels nous vivons leur apparition. Les tables tournantes appartiennent à une époque révolue – MM. Victor Hugo et Camille Flammarion, levez-vous ! – et on ne risque plus trop de se prendre les pieds dans le drap blanc qui masquait leur inconsistance. Nos fantômes d’aujourd’hui sont bien plus charnels. Ils ont repris de la chair aux vivants depuis qu’ils ont quitté leur landes anglaises. Ce que signalait déjà Edmond Jaloux dans la préface par laquelle il ouvrait son anthologie des Histoires de fantômes anglais (1936 et 1939), avec son sommaire aux titres pourtant évocateurs : « Carmilla », « Le Coche fantôme », « La Chambre no 13 »… Citons-le : « On a le droit d’affirmer que le fantastique n’appartient pas seulement aux événements qui échappent à l’ordinaire de la vie, qui font entrer le surnaturel, l’irrationnel et le fantomatique dans le cadre d’un récit. Il y a un autre fantastique, né du mystère de la vie quotidienne, des innombrables impressions d’étrangeté, de surprise, d’inattendu, d’angoisse que nous y éprouvons, […] qui ne relèvent pas de ce domaine clos que nous appelons la raison. » Au vrai, aucune école littéraire n’a négligé cette dimension, « et le naturalisme pas plus que les autres », malgré sa vocation à étudier de très près la réalité moderne et à ne laisser aucune liberté à l’imagination… et dont sont issus pourtant Maupassant ou Huysmans.
Edmond Jaloux avait tenu à intégrer à son anthologie ce récit de deux pages de la grande Virginia Woolf, intitulée « Une maison hantée » (1921), où un couple de fantômes cherche, auprès des vivants endormis, le trésor enfoui de la maison – comme on « cherche sa joie », « les pulsations d’un cœur ». Bouleversant moment de littérature : « S’arrêtant, levant leur lampe d’argent au-dessus de nous, longtemps et profondément, ils nous contemplent. » Ils « cherchent leur joie cachée, la lumière dans le cœur ». De Dickens à Woolf, les fantômes ont changé d’habits et peut-être même d’intentions (même s’il en reste de cruels) ; mais ils continuent d’éclairer les vies, d’habiter nos logis-esprits ; « ils sont présents et impalpables à la fois », dirait Nathacha Appanah.
En les sortant de leurs châteaux, la littérature aura aussi fait revenir les fantômes à leur pouponnière étymologique : celle des fantasmes. C’est ce que faisait entendre Hervé Guibert dans l’un de ses derniers livres, écrit peu de temps avant sa disparition : Vous m’avez fait former des fantômes (1987). Le titre de ce roman transgressif – des enfants capturés, animalisés et martyrisés à des fins tauromachiques – était emprunté à une lettre écrite à sa femme par le marquis de Sade, depuis sa cellule de la prison de la Bastille, en 1783 : « Vous avez imaginé faire merveille, je le parierais, en me réduisant à une abstinence atroce sur le péché de la chair. Eh bien, vous vous êtes trompée : vous avez échauffé ma tête, vous m’avez fait former des fantômes qu’il faudra que je réalise. » Où l’on comprend que l’écriture a vocation à dépasser la frontière des désirs refoulés, à toquer à la porte de nos propres fantômes/fantasmes et à exprimer ce que l’esprit de civilisation ne dit pas de nous. Voilà pourquoi la littérature est, pour Guibert et tant d’autres, fantomatique/fantasmatique par nature : « Tout livre porte en lui le crime. Si je n’avais pas écrit, j’aurais été un criminel, j’aurais assassiné des enfants peut-être ». À méditer.
Mais, amis lectrices et lecteurs, dormez tranquilles : ce beau volume, qui en cette nouvelle Sant Jordi fête la librairie et tous ses prestigieux fantômes, n’empiètera pas sur vos nuits. Ce n’est pas son intention. Car, sur l’impulsion de Marie-Rose Guarniéri, il s’attachera d’abord à montrer, à sa manière indirecte, et avec un hommage mérité à l’un des grands médiums de la modernité (Robert Desnos), que les auteurs comme les lecteurs ont en commun leur humaine et fantomatique condition.
la presse en parle
Annonce de la journée par Augustin Trapenard à La Grande Librairie
Annonce de la Fête de la librairie indépendante 2025 sur France Inter